L’Europe sociale est une chimère par Albert Mince

29 Mai 2018

La méthode proposée par le parti de la gauche européenne pour la construction d’une autre Europe est la suivante :

Une révolution citoyenne grâce à un gouvernement de Front de Gauche qui proposerait aux autres états européens de changer les règles du jeu en essayant de convaincre nos partenaires (28 pays) et, s’il y a refus de leur part de les appliquer dans notre propre pays, c’est à dire de désobéir en s’appuyant sur la volonté du peuple. En ne remettant pas en cause la construction européenne dans son principe même et le système de l’€uro comme monnaie unique, en nous faisant croire qu’il est possible de transformer l’Union européenne de l’intérieur, le parti de la gauche européenne nous joue un très mauvais tour.

En voici les raisons :

• Le titre XV de la constitution et l’article 88-1 place les traités européens au dessus de la loi française :

« La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007. »

• L’Europe sociale est une chimère, elle ne peut mécaniquement pas exister comme l’écrit Albert Mince sur le blog de Paul Jorion.

Je le cite intégralement avec des modifications minimes liés à sa date de publication.
« Depuis un bon demi siècle, l’Europe, vue de la France, c’est la paix, c’est l’union politique, c’est l’union des peuples, c’est la défense commune, ce sont des idéaux, c’est une vague envie fédéraliste. Elle est teintée d’un idéal, couronnée d’une auréole, l’Europe c’est le bien, c’est notre avenir, c’est le progrès ».

En réalité, l’Union européenne, ce n’est qu’un marché commun, agrémenté de quelques embryons de coopération dans des domaines annexes. Son but, ce n’est pas la paix, la politique, l’amour :

c’est la destruction des entraves à la libre concurrence entre entreprises. C’est l’application littérale, et presque sans exception, de la doctrine libérale. De fait, depuis l’Acte unique européen[1]Voir La polarisation industrielle exacerbe les déséquiibres européens par David Cayla, adopté en 1986, aucun autre État ou association d’états n’aura appliqué aussi strictement les présupposés libéraux. Toute la capacité d’action de l’Union est tournée vers cet objectif, au détriment de tous les autres.

Le livre de Robert Salais, « Le viol d’Europe » ( PUF), décortique l’écart entre le « Grand Récit » et les mesures adoptées. C’est minutieux et implacable, et cette approche historique complète à propos l’analyse économique. Albert Mince apporte une autre dimension, méconnue semble-t-il : la dimension juridique.

Référendum du 29 Mai 2005

Le point est simple et définitivement entériné par la Constitution européenne (pardon, par sa copie conforme, adoptée par nos chers parlements au mépris des référendums français, néerlandais ), le principe est très clair : juridiquement, l’Europe politique, cela n’existe pas. Pire : c’est interdit. Seule l’Europe libérale existe.

En effet, il existe dans le fonctionnement institutionnel communautaire un double degré de traitement dans la façon d’adopter les projets de loi européens. Différence de traitement entre les mesures de libéralisation (favoriser la concurrence, le marché…), adoptées très simplement, et celles d’harmonisation politique et sociale (impôts, protection sociale au sens large, politique étrangère…), qui sont, elles, pratiquement impossibles à voter.

Il serait démocratique et logique de rendre identique le mode de prise de décision européenne en tous domaines, c’est-à-dire décider que les mesures soient soit toutes adoptées à la majorité qualifiée (scénario fédéraliste) soit toutes adoptées à l’unanimité (scénario de blocage). Car, aujourd’hui, l’Union européenne est un espace politique libéral par essence. Tout comme les anciens régimes soviétiques étaient, constitutionnellement, des États communistes. Alors, que l’Europe politique ; l’Europe sociale soit des chimères, et l’Europe libérale soit la seule réalité du moment, pourquoi pas, si tel est le choix démocratique de l’ensemble des États membres ; mais encore faut-il que ce soit su, et que ce soit réversible ! Une constitution doit être économiquement neutre, sinon il s’agit d’un traité de libre échange. Il ne s’agit pas d’un positionnement de gauche ou de droite, d’affirmer la supériorité d’un modèle économique sur l’autre, mais simplement de rendre possible l’équilibre des actions, de rendre envisageable l’hypothèse sociale, de rendre possible l’alternance des politiques économiques. Par ailleurs, dans ces conditions, comment peut-on aujourd’hui sérieusement prétendre diriger un gouvernement de gauche dans un pays européen, alors que la mécanique communautaire impose, sans autre perspective, une politique économique de droite, plus libérale que tout autre pays ne l’a jamais été ? Comment prendre des mesures internes de protection sociale, réduisant notre compétitivité face à nos chers voisins, alors que tout le système macroéconomique européen pousse en sens opposé ? Alors qu’il est interdit aux organes communautaires d’adopter des mesures d’harmonisation sociale ?

L’Europe c’est formidable dans l’idée, et il faut bien lui reconnaître quelques qualités et quelques réussites, mais, pitié, que l’on arrête de nous inonder les tympans de grands discours pro-européens idéalistes. Soyons pragmatiques. Il ne s’agit pas d’ajouter une voix à l’écho poujadiste « c’est la faute de l’Europe » : ce n’est jamais le cas. Mais il est temps que les gouvernements progressistes prennent la mesure des dégâts et adoptent une vraie stratégie de changement européen.

Mais voilà, l’Europe c’est loin, c’est technocratique, c’est compliqué, l’économie on n’y comprend rien.
C’est bien dommage. Le droit non plus on n’y comprend rien, mais jetons tout de même un œil. Le problème se résume en une phrase : toute décision visant à un renforcement du libéralisme est prise à la majorité qualifiée, c’est-à-dire assez simplement ; tout autre domaine requiert une décision à l’unanimité, ce qui veut dire, dans une union à 28 États membres, que c’est quasiment impossible : comment mettre d’accord tant de points de vue contraires !
Concrètement, si l’on examine les quelques passages clés, c’est tristement drôle… Voyez plutôt. En Europe, les Traités consolidés sont la compilation des différents traités qui forment la constitution de l’Europe. Parmi eux, nous allons regarder plus précisément les principaux, ceux qui régissent la prise de décision communautaire.
Les principes sont exposés à l’article 16 du traité sur l’Union européenne (abrégé « TUE » pour les intimes : eh oui, l’article 16 tue) :

Article 16

(…) 1. Le Conseil statue à la majorité qualifiée, sauf dans les cas où les traités en disposent autrement.

Le Conseil, ce sont les représentants des États. Il y a un représentant par État (par exemple, tous les ministres européens des Transports si la loi envisagée parle d’ouverture à la concurrence des chemins de fer), donc 28 personnes autour de la table. Et nous commençons donc sur les chapeaux de roue par des complications : le principe ce n’est pas la majorité simple (avoir 50% des voix, trop simple), non, le principe c’est la majorité qualifiée. Mais alors, qu’est-ce que la majorité qualifiée, peut-on légitimement s’interroger ? Vous allez voir, c’est pratique, c’est marqué juste en dessous, au paragraphe 4 :

4. (…) la majorité qualifiée se définit comme étant égale à au moins 55 % des membres du Conseil, comprenant au moins quinze d’entre eux et représentant des États membres réunissant au moins 65% de la population de l’Union.

Houla. Si on reformule : dans notre Europe à 28 membres, il faut que 15 États se mettent d’accord, et qu’il soient plutôt des « gros » États pour que leurs habitants représentent presque les deux tiers des habitants de l’Union. On poursuit ?

(…) Les autres modalités régissant le vote à la majorité qualifiée sont fixées à l’article 238, paragraphe 2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

Eh bien, maintenant que nous sommes intrigués, allons voir. Cette fois, c’est moins pratique, il faut foncer quelque cent trente pages plus loin (oui oui, la « constitution », ce précieux document que tout citoyen doit pouvoir s’approprier, fais plus de cent cinquante pages bien tassées…), 130 pages plus loin se trouve donc l’article 238, c’est dans le deuxième traité important, le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE)…

Article 238 TFUE
1. Pour les délibérations qui requièrent la majorité simple, le Conseil statue à la majorité des membres qui le composent.

Là, c’est logique : la majorité, c’est la majorité. On ne voit pas qui irait inventer que la majorité c’est la minorité (« La guerre c’est la paix », disait Big Brother – aucun lien). Ceci dit, citer l’évidence est une véritable passion pour les rédacteurs des actes de l’Union.

2. (…) lorsque le Conseil ne statue pas sur proposition de la Commission ou du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, la majorité qualifiée se définit comme étant égale à au moins 72 % des membres du Conseil, représentant des États membres réunissant au moins 65 % de la population de l’Union.

Bien, bien, bien… En français :
1) si c’est la Commission qui pilote le projet (la Commission, ce sont les fonctionnaires non élus, les fameux technocrates européens), dans ce cas la décision est prise à la majorité (enfin, comme on l’a vu plus haut, à la majorité qualifiée, soit 55 % etc.),
2) si c’est le Conseil qui prend l’initiative (c’est-à-dire les États, c’est-à-dire une instance censée être plus représentative et démocratique), on lui fait moins confiance : il faut désormais 72 % pour atteindre la majorité, soit 20 États sur 28, c’est beaucoup moins commode.
La prime à la technocratietechnocratie La technocratie est la classe de la puissance, de l’expertise et de la rationalité technicienne à l’ère technologique - celle de la révolution industrielle permanente - afin de révolutionner constamment ses produits et moyens de production. La technocratie asservit ainsi le capital et l’État à ses desseins de (toute-)puissance. Le mot de technocratie apparaît en 1919 sous la plume de William Henry Smyth, un ingénieur américain. est donc gravée dans le marbre. Une dernière précision, quelque 60 articles plus loin ?

Article 293 TFUE
1. Lorsque (…) le Conseil statue sur proposition de la Commission, le Conseil ne peut amender la proposition que statuant à l’unanimité (NDR : sauf rares exceptions).

La subtilité n’est pas négligeable : lorsque la mesure est présentée par la Commission, le Conseil doit voter à la majorité qualifiée de 55 % (vous vous en rappelez, c’est quelques lignes plus haut).
Oui, mais s’il veut juste apporter quelques modifications au texte présenté ? eh bien non, là, c’est uniquement possible à l’unanimité. Du coup, l’alternative que propose la Commission est : votez mon texte tel quel ou rejetez-le en bloc. Voilà donc une méthode simple pour passer en force et éviter les ajustements.
C’est drôle le droit constitutionnel, non ? Attendez, ce n’est pas fini. Parce que la majorité qualifiée, 55 %, 72 %, blablabla, ce n’est que la règle générale. Maintenant, il y a les exceptions.
– On a parlé rapidement du vote à la majorité simple (50 %) : le cas de figure est assez rare ; on ne s’attarde donc pas.
– En revanche, il existe une deuxième exception, bien plus fréquente : le vote à l’unanimité. Voter à l’unanimité, c’est mettre tout le monde d’accord, c’est donner le même pouvoir de décision à la France et à la Lituanie, à l’Allemagne et à la Grèce : tout le monde a le droit de veto, tout le monde peut tout démolir à tout moment. Il est presque impossible, dans ces conditions, de décider.
Essayez déjà de vous mettre d’accord avec 27 amis sur la prochaine séance de ciné à aller voir ensemble et on en reparle, alors sur un sujet politique…
Certes, mais quand vote-t-on à la majorité qualifiée et quand vote-t-on à l’unanimité ? Vous nous pardonnerez une réponse légèrement schématique, parce que l’on pourrait rigoler plus longuement en s’acharnant sur les détails mais, grosso modo : pour tout ce qui concerne la construction du « marché intérieur » (c’est-à-dire libéralisme, c’est-à-dire dérégulation, libéralisation, règles favorisant la concurrence), c’est à la majorité qualifiée. Le reste, c’est à l’unanimité. Le reste, ça fait beaucoup : politiques sociales, défense, culture, santé…
Voilà donc comment le moteur institutionnel européen est mécaniquement libéral.Ah, si la force de frappe de la Commission pouvait être mise au service de la lutte contre les inégalités, contre le dumping social et fiscal et non pas au service unique de libre concurrence sauvage… Mais c’est interdit. Le libéralisme n’est pas un gros mot, chacun ses opinions. Le libéralisme-totalitarisme, l’absence de toute autre possibilité politique est en revanche plus qu’inquiétante, elle est insupportable. Plutôt que « d’inventer de nouvelles solutions démocratiques blablabla », je ne recommencerai pour ma part à m’intéresser à l’Union européenne que lorsque tous les articles que l’on vient de citer seront remplacés par un article 16 unique :

Article 16
1. Le Conseil statue à la majorité. La majorité est égale à au moins 50 % des membres du Conseil, représentant des États membres réunissant au moins 50 % de la population de l’Union.

Notez qu’en cas de frilosité, l’alternative suivante conviendrait aussi, en attendant :

Article 16
1. 1. Le Conseil statue à l’unanimité.

D’ici là, les prochaines élections européennes, dans quelques mois, nous permettrons de mesurer les ambitions … »

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