La polarisation industrielle exacerbe les déséquilibres européens par David Cayla

13 Mai 2018

Depuis 2010, au total cinq pays ont fait appel à l’aide européenne. Dans l’ordre d’entrée dans la crise, ces pays sont la Grèce (2010), l’ Irlande (2010), le Portugal (2011), l’Espagne (2012) et Chypre (2013). ces pays très différents n’ont que deux points communs : leur appartenance à la zone Euro et leur situation géographique en périphérie de celle-ci.

David Cayla

Il faut faire le lien entre la crise de l’Euro et les forces de polarisation industrielle.

L’industrie est une activité spécifique de transformation matérielle. Pour s’épanouir, une économie industrialisée a besoin de quatre facteurs : un environnement institutionnel stable,des moyens financiers abondants, une main d’œuvre bien formée tant pour la production (ouvriers et techniciens) que pour la conception et la recherche (ingénieurs et chercheurs), une infrastructure de support performante (transports, système éducatif…).

Parmi ces facteurs, deux sont attachés au territoire et deux circulent. Les moyens financiers et la main-d’œuvre circulent alors que les infrastructures et l’environnement institutionnel sont ancrés dans la géographie.

Cela entraîne d’importantes conséquences. Auparavant, au sein de la C.E.E. les facteurs de production mobiles étaient « assignés à résidence », ils ne pouvaient pas franchir les frontières sans l’aval de la puissance publique. Il y avait des politiques industrielles qui favorisaient certains territoires au détriment d’autres. Par exemple, en France nous avions la planification pour procéder à la modernisation de l’économie après la Seconde Guerre mondiale prenant la forme de plans successifs destinés à fixer les objectifs à atteindre et à orienter les investissements publics et privés. Six plans se sont succédé en France entre 1946 et 1971.

A cette époque l’État français pouvait compter sur un vaste pôle public dans les secteurs stratégiques de l’économie : l’énergie (EdF, GdF, les Charbonnages de France, Elf aquitaine), les transports (SNCF, Air France, infrastructures portuaires), la finance (Société Générale, B.N.P.), l’industrie manufacturière (régie Renault). A cela s’ajouraient de grands centres de recherche fondamentale et technologique nationaux, dont les deux principaux étaient le CNRS, créé en 1939, et le commissariat à l’énergie atomique (CEA, créé en 1945). Tous les facteurs de production territoriaux dont les industriels ont besoin pour se développer étaient ente les mains de la puissance publique.

Cela avait permis de construire des industries là où les territoires étaient peu avantagés. Airbus par exemple, industrie « motrice » de l’industrialisation française dans les années 1960 70 et 80, a été installée à Toulouse dans une région peu industrialisée jusque là.

Le 17 Février 1986, jour de la signature de l’Acte unique européen, est la date qui marque l’abandon définitif de l’ Union Européenne aux injonctions du marché et la mise en route vers l’échec inéluctable. L’Acte unique, c’est le certificat de décès du Marché commun et la mise sur les rails progressive du Marché unique sous le régime des « quatre libertés » qui concernent spécifiquement les facteurs de production mobiles.
La libre circulation des biens et des services avec la suppression des barrières douanières s’étendant aux « barrières non tarifaires » .

  • La libre installation et la libre prestation pour les sociétés de services.
  • La liberté des mouvements de capitaux.
  • La liberté de mouvement et d’installation des personnes (directive des travailleurs détachés).

Les cartes illustrent les effets sur l’industrie 30 ans plus tard. La première carte montre le phénomène polarisation en mesurant l’activité industrielle par l’emploi industriel. Les pays qui ont le plus perdu d’emplois industriels sont les pays de la périphérie. Au contraire, les pays qui ont gagné sont au cœur.

Le constat est le même en ce qui concerne l’endettement de l’Europe du sud.

répartition spatiale des balances courantes dans l’Union européenne
(moyenne 2005-2007) – Source : Eurostat

La carte de l’Union européenne figurant ci-dessus présente l’état des balances courantes des différents pays de l’Union européenne en proportion du Produit Intérieur Brut (P.I.B.) au milieu des années 2000. Plus on s’éloigne du cœur industriel de l’Europe, plus les déficits des balances courantes se creusent.

Le « solde de la balance courante » représente la différence entre les flux monétaires qui sortent d’un pays et ceux qui y entrent. Ces flux sont de trois ordres :Retour ligne automatique
La balance commerciale.Retour ligne automatique
La balance des revenus.Retour ligne automatique
Les opérations de transferts unilatéraux (entrées et sorties sans contreparties)

Un déséquilibre du solde de la balance courante signifie qu’un excès d’argent entre ou sort. La somme des soldes courants mondiaux étant nécessairement égale à zéro, Il est donc parfaitement absurde de demander à tous les pays de dégager simultanément un solde positif !

Les pays déficitaires sont ceux qui ont besoin de financement. Les pays excédentaires sont ceux qui ont des capacités de financement. On peut juxtaposer les cartes et vérifier ainsi que les pays du cœur qui ont les industries, qui se sont développées, sont des pays créanciers comme l’Allemagne. Les pays qui se sont désindustrialisés très rapidement voient au contraire leur endettement augmenter.

Ce qui est au cœur des transactions commerciales ce sont les balances des biens qui représentent 75 % de la balance commerciale. Les pays qui ont une forte industrie sont les pays qui exportent le plus et qui acquièrent une capacité créancière importante alors que les pays qui voient leurs industries péricliter sont condamnés à l’endettement. La crise de l’Euro est la crise de la dette qui est elle-même la conséquence du Marché unique.

Les économistes et les historiens ont constaté que depuis les années 1970, particulièrement au moment du choc pétrolier, la part de l’industrie dans l’activité économique a considérablement baissé dans tous les pays y compris en Allemagne, baisse dans le P.I.B. et baisse dans l’emploi. La part industrielle du P.I.B. français est de 12 %.

On a considéré que nous étions parvenus dans une société post-industrielle. Cette idée a été renforcée dans les années 1980 avec la mondialisation où il a été dit qu’avec l’émergence des nouveaux pays industrialisés, il serait organisé une division internationale du travailTravail Pour le courant de la critique de la valeur, Il ne faut surtout pas entendre le travail ici comme l'activité, valable à toute époque, d'interaction entre l'homme et la nature, comme l'activité en générale. Non, le travail est ici entendu comme l'activité spécifiquement capitaliste qui est automédiatisante, c'est à dire que le travail existe pour le travail et non plus pour un but extérieur comme la satisfaction d'un besoin par exemple. Dans le capitalisme le travail est à la fois concret et abstrait. Source: Lexique marxien progressif entraînant une spécialisation des pays européens dans l’économie de la connaissance où le savoir prendrait le pas sur la production physique. Il ne serait donc plus besoin de développer des politiques industrielles. « L’attractivité des territoires » devrait être confiée aux collectivités locales, dont la tâche aurait consisté à développer l’offre culturelle et les aménités propre à séduire les cadres supérieurs auxquels l’avenir appartiendrait.

Hélas, les ouvriers ne se sont pas miraculeusement métamorphosés en cadres supérieurs. Les diplômés des grandes écoles et des universités doivent se contenter de postes souvent sous-qualifiés avec des salaires très bas.

Nous constatons aujourd’hui la revanche de l’industrie parce que la société post-industrielle a besoin d’industrie, l’immatériel a besoin de matériel. Toute usine a besoin de matières premières, d’un réseau de fournisseurs, d’employés qualifiés et d’infrastructures de transport. Un territoire dense en industrie est propice au développement des activités de services, stimule la recherche fondamentale et appliquée, attire les universités, les instituts de formation et les étudiants. L’industrie est elle même un facteur territorial et attire à elle toute l’innovation, ce sont les effets de grappe (« cluster effects » en anglais) » à l’ exemple de la « Silicon Valley » où l’industrie est en complémentarité avec la recherche et avec la formation.

Quand on perd l’industrie, on perd la capacité de faire de la recherche appliquée et on ne peut pas proposer d’emplois aux personnes qu’on forme et on voit disparaître progressivement les capacités d’innovation. L’idéologie post-industrielle finit par appauvrir les pays.

Tous les pays de l’Union Européenne ne sont pas touchés par la désindustrialisation. Les pays les mieux dotés en infrastructures héritent d’une histoire économique ancienne, marquée par les spécificités de leur géographie qui continue de produire des effets. Par exemple, si nous observons la disposition des infrastructures de transport en Europe nous nous apercevons que les quatre premiers ports dans le classement européen couvrent une façade maritime d’à peine 500 km et portent plus de marchandises que les seize ports suivants : Rotterdam, Anvers, Hambourg et Amsterdam. Pour un industriel, construire une unité de production proche de ces ports constitue un avantage considérable en termes de logistique.

L’échange de biens représente 75 % des balances commerciales. Le déficit des « balances courantes » qui apparaît sur tout le pourtour de l’UE traduit pour l’essentiel un défaut de production manufacturière. C’est la conséquence de l’union de régions très développées avec des régions qui le sont moins. Les premières attirent à elle tous les facteurs mobiles, capitaux et travailleurs engageant un cercle vertueux de développement. En revanche le processus assèche les régions les moins développées.

Pour remédier à cette polarisation industrielle qui exacerbe les déséquilibres européens nous pouvons nous inspirer du plan proposé par James Galbraith à destination du gouvernement grec. trois volets. Ce plan comportait trois volets :

  • Restructuration des dettes insoutenables pour éviter de sacrifier l’avenir de l’économie sur l’autel des intérêts des créanciers. L’Allemagne devrait se souvenir qu’elle a bénéficié d’une procédure identique en 1953.
  • La reconstruction d’un système financier national, l’établissement d’un contrôle des mouvements de capitaux, le retour à une monnaie nationale.
  • Une sortie de Marché unique permettant d’engager des politiques industrielles ambitieuses adaptées à la situation spécifique du pays et à ses savoir-faire.

Un tel programme n’est pas actuellement envisageable dans le cadre des traités qui régissent l’Union européenne.

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