L’histoire de la modernité est l’histoire de l’instauration du travailTravail Pour le courant de la critique de la valeur, Il ne faut surtout pas entendre le travail ici comme l'activité, valable à toute époque, d'interaction entre l'homme et la nature, comme l'activité en générale. Non, le travail est ici entendu comme l'activité spécifiquement capitaliste qui est automédiatisante, c'est à dire que le travail existe pour le travail et non plus pour un but extérieur comme la satisfaction d'un besoin par exemple. Dans le capitalisme le travail est à la fois concret et abstrait. Source: Lexique marxien progressif qui a tracé un large sillon de désolation et d’effroi sur toute la surface de la terre. Car l’exigence démesurée de gaspiller la plus grande partie de son énergie pour une fin en soi déterminée de l’extérieur n’a pas toujours été aussi intériorisée qu’aujourd’hui. Il aura fallu des siècles de violence ouverte pratiquée à grande échelle pour soumettre les hommes au service inconditionnel de l’idole Travail, et ce littéralement par la torture.
Au départ, il y a eu non pas l’extension des conditions du marché extension censée accroître le bien-être général, mais les insatiables besoins d’argent des appareils d’État à l’époque de l’absolutisme, pour lesquels il s’agissait de financer la machine de guerre de la modernité naissante. C’est seulement à cause de l’intérêt de ces appareils qui, pour la première fois dans l’histoire, ont enserré dans un étau bureaucratique l’ensemble de la société que s’est accélérée l’évolution du capital financier et marchand des villes au-delà des échanges commerciaux traditionnels. Ce n’est que de cette façon que l’argent est devenu la motivation sociale centrale et l’abstraction travail une exigence sociale centrale qui ne tient pas compte des besoins.
Si la plupart des hommes sont passés à la production pour des marchés anonymes, et ainsi à l’économie monétaire généralisée, ils ne l’ont pas fait de leur plein gré, mais parce que le besoin d’argent de l’absolutisme avait monétarisé les impôts tout en les augmentant de façon exorbitante. Ce n’est pas pour eux-mêmes qu’ils devaient “gagner de l’argent”, mais pour l’État militarisé de la modernité naissante fondée sur la puissance des armes à feu, sa logistique et sa bureaucratie. C’est ainsi et pas autrement qu’est née l’absurde fin en soi de la valorisation du capital, et par là celle du travail.
Très vite, impôts monétaires et taxes ne suffirent plus. Les bureaucrates de l’absolutisme et les administrateurs du capitalisme financier se sont mis à organiser les hommes directement et par la force pour en faire le matériel d’une machine sociale ayant pour but la transformation du travail en argent. Les modes de vie et d’existence traditionnels de la population furent détruits, non parce que la population aurait “évolué” de son plein gré et de façon autonome, mais parce qu’elle devait servir de matériel humain pour la machine de la valorisation récemment mise en route. Les hommes furent chassés de leurs champs manu militari pour que paissent les moutons des manufactures de laine. On abolit des droits anciens comme ceux de chasser librement, de pêcher et de couper du bois dans les forêts. Et quand ensuite les masses appauvries battaient la campagne en mendiant et en volant, elles étaient enfermées dans des work-houses(maisons de travail) et des manufactures. Là on les brutalisait avec les instruments de torture du travail, tout en leur inculquant à force de coups une conscience soumise de bête de somme.
Mais cette transformation qui s’est effectuée par poussées de leurs sujets en matière première de l’idole Travail génératrice d’argent était loin de suffire aux États monstrueux de l’absolutisme. Ils étendirent leurs prétentions à d’autres continents. La colonisation intérieure de l’Europe alla de pair avec une colonisation extérieure, d’abord dans les deux Amériques puis dans certaines régions de l’Afrique. Là, les propagandistes fanatiques du travail laissèrent tomber définitivement toutes leurs inhibitions. Ils se ruèrent sur les mondes que l’on venait de “découvrir” et se livrèrent à des campagnes d’extermination, de destruction et de pillage jusque-là sans précédent – d’autant que les victimes n’y étaient même pas considérées comme des êtres humains. Les puissances cannibales européennes de la société de travail naissante définirent les cultures étrangères qu’elles avaient soumises comme “sauvages” et cannibales.
C’est ainsi que l’extermination des populations de ces régions ou la réduction en esclavage de millions d’hommes furent légitimées. L’esclavage pur et simple pratiqué dans l’économie coloniale des plantations et des matières premières (qui, par ses dimensions, dépassa de loin d’esclavage antique) fait partie des crimes fondateurs du système de production marchande. Alors, on pratiqua pour la première fois l’“extermination par le travail” à grande échelle. Ce fut la deuxième fondation de la société de travail. L’homme blanc, déjà marqué par l’autodressage, put ainsi, face aux “sauvages”, donner libre cours à sa haine de soi refoulée et à son complexe d’infériorité. À ses yeux, les “sauvages” étaient, un peu à l’image de “la femme”, des sortes d’hybrides primitifs, proches de la nature et à mi-chemin entre l’animal et l’homme. Emmanuel Kant conjecturait avec perspicacité que les babouins pourraient parler s’ils le voulaient, mais qu’ils ne le faisaient pas parce qu’ils craignaient d’être mis au travail.
Ce raisonnement grotesque jette une lumière révélatrice sur les Lumières. À l’époque de la modernité, l’éthique répressive du travail (se réclamant, dans sa version protestante originelle, de la grâce de Dieu et, depuis les Lumières, de la loi naturelle) fut travestie en “mission civilisatrice”.
La culture, comprise en ce sens, est la soumission volontaire au travail ; et le travail est masculin, blanc et “occidental”. Son contraire, la nature non humaine, informe et dépourvue de culture est féminine, de couleur et “exotique” et doit donc être soumise à la contrainte. En un mot, l’“universalisme” de la société de travail est, à la racine, profondément raciste. L’abstraction universelle du travail ne peut jamais se définir qu’en se démarquant de tout ce qui ne s’intègre pas en elle. La bourgeoisie moderne, qui finit par hériter de l’absolutisme, n’est pas issue des paisibles marchands des anciennes routes commerciales, mais plutôt des condottieri,des bandes mercenaires de la modernité naissante, des administrateurs des work-houses et des pénitenciers, des fermiers généraux, des gardiens d’esclaves et autres requins qui ont constitué le terreau social du “patronat” moderne. Les révolutions bourgeoises des XVIIIe et XIXe siècles n’avaient rien à voir avec l’émancipation sociale ; elles n’ont fait que remanier les rapports de pouvoir à l’intérieur du nouveau système coercitif, libérer les institutions de la société de travail des intérêts dynastiques surannés et accélérer leur chosification et leur dépersonnalisation. C’est à la glorieuse Révolution française qu’il revint, avec un pathos particulier, de proclamer un devoir de travail et d’instituer de nouvelles maisons de travail forcé par une “loi d’abolition de la mendicité”.
C’était exactement le contraire de ce à quoi aspiraient les mouvements de révolte sociale qui éclataient en marge de la révolution bourgeoise sans s’y intégrer. Bien longtemps avant, il y avait eu des formes originales de résistance et de refus devant lesquelles l’historiographie officielle de la société de travail et de la modernisation ne peut que rester muette. Les producteurs des anciennes sociétés agraires qui, eux aussi, ne s’étaient jamais résignés sans heurt aux rapports de domination féodaux voulaient encore moins se résigner à devenir la “classe ouvrière” d’un système extérieur à eux. Depuis la Guerre des Paysans des XVe et XVIe siècles jusqu’aux insurrections anglaises du luddisme et au soulèvement des tisserands silésiens de 1844, c’est une seule chaîne ininterrompue d’âpres luttes de résistance contre le travail. Pendant des siècles, l’instauration de la société de travail fut synonyme d’une guerre civile tantôt ouverte, tantôt larvée.
Les anciennes sociétés agraires étaient tout sauf paradisiaques. Mais la majorité des hommes ne vécurent la contrainte monstrueuse de la société de travail naissante que comme une détérioration de leur existence et une “époque de désespoir”. De fait, les hommes avaient encore quelque chose à perdre malgré l’étroitesse de leurs conditions. Ce qui, dans la fausse conscience du monde moderne, apparaît comme les ténèbres et les tourments d’un Moyen Age imaginaire, c’est en réalité les affres de sa propre histoire. Dans les cultures non ou pré-capitalistes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Europe, le temps de l’activité de production, aussi bien quotidiennement qu’annuellement, était bien moindre que ce n’est le cas même pour les “ employés “ modernes des usines et des bureaux. Et cette production, loin d’être densifiée comme dans la société de travail, était entremêlée d’une culture sophistiquée de loisir et de “lenteur” relative.
Sauf catastrophes naturelles, la plupart des besoins matériels de base ont été bien mieux assurés que pendant de longues périodes de l’histoire de la modernisation et aussi bien mieux que dans les bidonvilles terrifiants du monde en crise d’aujourd’hui. Il en va de même de la domination qui, à l’époque, ne régentait pas toute l’existence comme dans la société de travail bureaucratisée.
C’est pourquoi la résistance contre le travail ne pouvait être brisée que militairement. Jusqu’à présent, les idéologues de la société de travail ferment hypocritement les yeux sur le fait que la culture des producteurs pré-modernes n’a pas été “développée” mais au contraire étouffée dans leur sang. Aujourd’hui, les démocrates pondérés du travail préfèrent mettre toutes ces monstruosités sur le compte des « conditions pré-démocratiques“ d’un passé avec lequel ils n’auraient plus rien à voir. Ils ne veulent pas admettre que les origines terroristes de la modernité jettent une lumière crue sur l’essence de la société de travail actuelle. À aucun moment, la gestion bureaucratique du travail et le fichage étatique des hommes dans les démocraties industrielles n’ont pu nier leurs origines absolutistes et coloniales. Objectivée en un système impersonnel, la gestion répressive des hommes au nom de l’idole Travail s’est même encore accrue, en pénétrant tous les secteurs de la vie.
C’est justement maintenant, à l’heure de l’agonie du travail, que la poigne de fer bureaucratique redevient aussi sensible qu’à l’aube de la société de travail. Au moment où elle organise l’apartheid social et tente vainement de bannir la crise au moyen de l’esclavage tel que le pratique l’État démocratique, la direction du travail se révèle le système coercitif qu’elle a toujours été. De même, la stupidité coloniale est de retour dans l’administration coercitive qu’exerce le F.M.I. sur l’économie des pays de la périphérie déjà ruinés en série. Après la mort de son idole, la société de travail se rappelle dans tous les domaines les méthodes de ses crimes fondateurs, lesquelles ne peuvent pourtant plus la sauver.
« Le barbare est paresseux et se distingue de l’homme civilisé en ceci qu’il reste plongé dans son abrutissement, car la formation pratique consiste dans l’habitude et dans le besoin d’agir. »
Hegel, Principes fondamentaux de la philosophie du droit, 1821
« On se rend maintenant très bien compte, à l’aspect du travail [.], que c’est là la meilleure police, qu’elle tient chacun en bride et qu’elle s’entend à entraver vigoureusement le développement de la raison, des convoitises, des envies d’indépendance. Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, il retire cette force à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine ».
Friedrich Nietzsche, “ Les apologistes du travail », Aurore, 1881
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