Le chaos (extrait) par Pier Paolo Pasolini

28 Sep 2022

A l’été 1968, Pier Paolo Pasolini inaugure une rubrique dans l’hebdomadaire « Tempo » qu’il intitule « Le Chaos » : c’est l’année des contestations, des manifestations étudiantes, de la lutte pour les droits civils. Dans un pays qui est en train de changer rapidement, Pasolini intervient de manière fortement polémique sur les thèmes dominant du jour, et ce qui sont prétextes à des réflexions.

Voici un extrait du livre qui réunit ses articles. Il s’agit d’une polémique par lettres avec trois jeunes lecteurs qui restent d’actualité en 2022. Editions R&N – Mai 2022 – Traduction Philippe de Meo.

Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

Un garçon du peuple

Je reçois cette courte lettre :

« P.P.P., Rome. La guerre a été gagnée par l’amérique (sic) avec une énorme puissance, avec la terreur, avec des destructions et une lutte totale. La résistance puant de toute mauvaise odeur, a seulement servi à augmenter la souffrance des peuples et leur funeste division au seul avantage du communiste et de l’impérialisme. Aujourd’hui, nous sommes revenus au point exact d’il y a cinquantans (sic) avec pour désavantage que nous n’avons plus des bandes armées fascistes prêtes à se sacrifier et qu’il n’y a plus les puissantes armées d’Hitler. En Italie, désormais c’est Barrabas qui règne, sou (sic) peu Longo. Où est la lumière ?! [« Indov’è la luce ? »]

(Signé : Carletto).

Cher Carletto, excuse-moi si j’ai souligné tes fautes d’orthographe, au reste non graves. Je ne l’ai pas fait « par méchanceté », mais seulement pour faire comprendre au lecteur de cette rubrique qu’il s’agit d’une lettre écrite par un garçon du peuple qui a tout au plus fait l’ « avamiento al lavoro [1]Aviamento al lavoro: organisme de placement professionel aujourd’hui disparu sous ce nom » : qu’il ne s’agit pas d’un de ces odieux petits fascistes, fils à papa, qui écrivent comme Delcroix[2]Carlo Delcroix (1896-1977): héros italien de la première guerre mondiale au cous de laquelle il perdit ses deux mains. Il sera ensuite un député fasciste, hostile à l’alliance avec … Continue reading. Au reste, ton caractère ouvrier et populaire est révélé par les mots conclusifs « Où est la lumière ?!», qui n’est pas une faute, mais un délicieux dialectisme[3]Carletto écrit «indov’è la luce» (dialectisme en lieu et place de l’italien «dove è la luce»., qui ne pouvait pas ne pas m’émouvoir et ne pas m’inspirer de la sympathie pour toi.

Tu es un garçon du peuple, sensible, naïf : un de ceux qui voudraient « améliorer », passer d’un état inférieur à un état supérieur, identifiant cet état supérieur avec la culture petite-bourgeoise. Facilement vulnérable sur ce point, tu as cru aux premiers qui ont exercé sur toi certaine force de conviction, justement avec les moyens et les arguments d’un petit-bourgeois typique : par exemple des jeunes de ton âge « petits fascistes, fils à papa », que tu admires peut-être en raison de leur condition sociale légèrement supérieure, en raison de leur langage habile et exalté, en raison de leur idéalisme (qui comme un jour tu t’en apercevras, est faux et indigne).

Je pourrais te parler longuement des équivoques que ces apôtres du « moralisme comme facétie intemporelle du pouvoir » (l’expression est de Moravia : lis entièrement son article dans « Nuovi Argomenti[4]Nuovi argumenti: importznte revue littéraire italienne fondée en 1953 par Alberto Carocci et Alberto Moravia. Attilio Bertolucci, Enzo Siciliano, Pier Paolo Pasolini, puisLeonardo Sciascia, furent … Continue reading », n° 13, janvier-février 1969 : et peut-être, discutes-en avec tes amis fascistes) ont créé chez toi : des équivoques sur la guerre, la résistance, la réalité hitlérienne. Un jour tu découvriras avec horreur ce qui t’es arrivé au cours des dernières années durant lesquelles tu étais sans défense contre les mauvaises fréquentations… mais pour l’instant, je veux te dire seulement ceci : quelle est cette lumière que tu cherches ? Ne te l’es-tu jamais demandé « avec sincérité » ? J’ai très peur que tu cherches une lumière qui n’existe pas, autrement dit, une lumière rhétorique, qui vienne se substituer à une lumière réelle éventuelle, laquelle « ne peut qu’être en toi ». Inventer une fausse lumière « à faire briller dans le futur » est une mauvaise habitude de toutes les sociétés et de tous les partis. Les fascistes font briller dans le futur la lumière de la patrie restaurée et rendue à sa force originaire ; les catholiques font briller dans le futur la lumière du paradis ; les libéraux font briller dans le futur la lumière du bien-être d’une ère nouvelle où fatigue et travailTravail Pour le courant de la critique de la valeur, Il ne faut surtout pas entendre le travail ici comme l'activité, valable à toute époque, d'interaction entre l'homme et la nature, comme l'activité en générale. Non, le travail est ici entendu comme l'activité spécifiquement capitaliste qui est automédiatisante, c'est à dire que le travail existe pour le travail et non plus pour un but extérieur comme la satisfaction d'un besoin par exemple. Dans le capitalisme le travail est à la fois concret et abstrait. Source: Lexique marxien progressif n’existeraient plus (leur prophète Mc-Luhan) ; les communistes et les socialistes font briller dans le futut « le soleil – justement – de l’avenir ». Ce sont autant d’opérations évasives, qui donnent aux initiés, aux inscrits, aux sujets, etc., etc., l’illusion d’une nécessité et d’une fonctionnalité purement illusoires de leur vie, et c’est pourquoi, en réalité, elles ne servent à rien. Parce qu’angoisse, misère, colère, inculture, guerre, etc.,etc., continuent à toujours tpitmenter les hommes en dépit de toutes leurs lumières.

Donc, étudie, pense, travaille, observe : la lumière est seulement dans la culture (ce qui ne veut pas toujours dire la culture enseignée à l’école), autrement dit, elle est seulement dans la renonciation rationnelle à toutes fausses consolations.

Un étudiant de gauche

Je reçois un autre billet, le voici :

« Pier Paolo, tu es un réactionnaire et un conservateur »
(signé : Sarino)

Cher Sarino, à la différence de l’expéditeur de la lettre précédente, tu me sembles être un étudiant, mise à part ta calligraphie un peu grossière. Peut-être es-tu un étudiant qui a cessé d’étudier, ou un étudiant qui ne connaît pas grand-chose.Qui ne sait pas, par exemple, qu’il est terroriste (donc, je te recommande à toi aussi de lire le papier de Moravia dans le numéro de « Nuovi Argomenti » déjà cité). Je n’aurais toutefois pas répondu à un message aussi péremptoire s’il ne me suggérait pas une confrontation avec le message précédent de Carletto. Carletto est un fasciste, cependant, il est peu sûr de lui, humble au fond, il me demande de l’aide (« où est la lumière ?! ») : toi, tu es de gauche, d’extrême gauche, plus à gauche entre tous, et autoritaire, incapable d’observer la réalité, esclave de quelques principes qui te semblent inébranlablement justes qu’ils sont devenus une foi (horrible chose, lorsqu’elle ne s’accompagne pas de la charité : autrement dit, d’un rapport concret, vivant et réaliste avec l’histoire).

Le garçon moyen

Reçu une troisième lettre. Celle-là est signée. J’en cite quelques passages significatifs. (Elle s’adresse non à moi, mais, de manière inconsciemment délatrice, à l’autorité, au directeur du journal, qui me l’a transmise). Elle concerne certaines de mes notes en forme de poèmes publiés dans cette rubrique, dans le numéro 18 de « Tempo ». Voici des passages :

« … Je ne peux absolument pas admettre que l’auteur qualifie de « poèmes » ces mots placés côte à côte sans même un soupçon de bon goût phonique… Lisant ce véritable « chaos », on a encore une fois la confirmation de ce qu’est aujourd’hui, du moins pour beaucoup, la poésie : un refuge pour briller dans le beau monde sans vrais mérites » ; « Mais rapprochons-nous de la vraie poésie hermétiqte : l’hermétism[5]Hermétisme: courant poétique italien de l’edntre-deux guerres, aux contours mal définis, plus qu’une véritable école. Florence en a été l’épicentre. Un refus de toute … Continue readingcertes, mais pas la confusion ; et des poèmes d’Ungaretti, de Quasimodo, de Montale, émane un souffle lyrique qui émeut et nous fait comprendre que nous sommes en présence d’un vrai poète » ; « … Il est nécessaire de purifier le monde de la poésie de tous les contrebandiers, et aventuriers de la plume, qui en son sein cherchent le succès ou même (mais il est horrible de le penser) la richesse. Je ne crois pas que Pasolini soit de ces derniers, mais je le répète… »

Je ne veux pas défendre ces vers de ma main : ce sont des vers qui selon toute vraisemblance ne figureront jamais dans l’un de mes recueils (sinon, peut-être, Le long des rives de l’Euphrate, revu et corrigé). Il m’importe d’observer (peut-être avec une référence à Carletto et à Sarino), le mécanisme de la réaction de ce troisième garçon, Filippo. On relève chez lui :

a) un « spiritualisme » foncier, d’une méchante allure scolaire, traditionaliste, « de droite » (voyez les expressions « bon goût phonique », « souffle lyrique », expressions dont j’espère qu’un jour Filippo sentira le ridicule ou pour le moins la piètre qualité) ;

b) un « conservatisme », autrement dit, une défense des biens et des valeurs reçues par l’autorité (dans notre cas, je suppose, une misérable anthologie scolaire incluant certains poèmes faciles d’Ungaretti, Quasimodo, Montale). Quand j’étais un jeune adolescent, les adolescents comme Filippo disaient d’Ungaretti, Quasimodo, Montale ce que Filippo dit maintenant de moi, exactement avec les mêmes arguments. Qui, au contraire, ne se contentait pas des anthologies scolaires qui arrivaient audacieusement jusqu’à Gozzano, était un thuriféraire de ces mêmes poètes ;

c) du « moralisme », autrement dit, volonté abstraite et exaltée d’accomplir une bonne fois pour toutes une croisade contre ceux qui troublent la normalité établie de l’autorité (il est nécessaire de purger le monde de la poésie de tous ses contrebandiers, etc.) ; que Filippo voudrait-il faire de moi pour purger le monde de ma personne ? Me reléguer dans l’île de Ventotene[6]Le régime fasciste reléguait (a confino, confinare) les plus en vue de ses opposants politiques dans des lieux isolés (assignations à résidence): dans des îles comme Ventotene (Latium), … Continue reading?

d) un « utilitarisme ». Ce dernier point est le plus original et le plus intéressant, parce qu’il définit la nouvelle jeune génération.. Filippo se présente comme un anti-utilitariste, et , d’ailleurs, comme fièrement idéaliste. La poésie crie-t-il, doit être désintéressée! Mais… d’où lui vient le soupçon qu’en l’espèce ma poésie serait intéressée ? Quelles preuves, pratiques ou non pratiques en a-t-il ? Le fait est qu’il n’est pas capable de penser en dehors des termes d’« utilitariste et de non-utilitariste » : inéliminable, l’idée d’utilité est enracinée en lui. Il y a vingt ans, il « ne serait jamais venu à l’esprit » d’un jeune adolescent de faire des déductions arbitraires de ce genre. En réalité « spiritualisme », « conservatisme », « moralisme », sont l’autre face de l’« utilitarisme » que Filippo croit ne pas être sien : mais qu’il ne peut pas être sien parce que le monde tout entier, dans lequel il est né et dans lequel il s’est formé, ne possède pas d’autre canon, pour juger le comportement et les œuvres d’autrui, sinon l’utilitarisme. Filippo exige en réalité de la poésie une confirmation et un spiritualisme : d’être ému par un « souffle lyrique » fondé sur le « bon goût phonique » : autrement dit, il exige que la poésie soit vague. En d’autres termes, quelle soit utile à l’autorité.

Conclusion

Parmi ces jeunes, qui m’ont écrit, Carletto, le fasciste incertain, Sarino, le marxiste terroriste, Filippo est peut-être le pire, parce que c’est l’adolescent moyen, qui s’attribue lui-même le rôle de défenseur des valeurs consacrées, croyant ainsi accomplir un geste courageux de « croisé » alors qu’en réalité, il accomplit un geste de pur conformisme. Ce n’est pas un méchant garçon ; et tout cela, il l’a fait de bonne foi. Je redoute cependant que même s’il devait se repentir et abandonner l’autoritarisme pour la social-démocratie, il ne deviendrait jamais un champion de courage. (Pour ce qui me concerne, je ne fais, après tout, que répéter que « les moralistes sont toujours mal informés » : avant d’écrire cette lettre, Filippo avait le devoir, conventionnel, traditionnel, de s’informer à propos de mon œuvre : à tout le moins sur mes essais consacrés à Ungaretti et à Montale).

References

References
1 Aviamento al lavoro: organisme de placement professionel aujourd’hui disparu sous ce nom
2 Carlo Delcroix (1896-1977): héros italien de la première guerre mondiale au cous de laquelle il perdit ses deux mains. Il sera ensuite un député fasciste, hostile à l’alliance avec l’Allemagne. Il fut en outre un intellectuel et un romancier d’inspiration fasciste
3 Carletto écrit «indov’è la luce» (dialectisme en lieu et place de l’italien «dove è la luce».
4 Nuovi argumenti: importznte revue littéraire italienne fondée en 1953 par Alberto Carocci et Alberto Moravia. Attilio Bertolucci, Enzo Siciliano, Pier Paolo Pasolini, puisLeonardo Sciascia, furent très vite intégrés à la rédaction. Ce titre a longtemps occupé une position centrale dans le débat littéraire.
5 Hermétisme: courant poétique italien de l’edntre-deux guerres, aux contours mal définis, plus qu’une véritable école. Florence en a été l’épicentre. Un refus de toute confrontation, de tout compromis avec l’histoire le singularise. Le nom avec lequel on le désigne évoque l’obscurité relative de ses tenants, si typique de la poésie du XXème siècle. Ungaretti, Quasimodo et Montale en sont considérés comme les chefs de file.
6 Le régime fasciste reléguait (a confino, confinare) les plus en vue de ses opposants politiques dans des lieux isolés (assignations à résidence): dans des îles comme Ventotene (Latium), par exemple.

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