La thermodynamique des sociétés humaines

13 Mai 2018

François Roddier est astrophysicien. En 1965, il a créé le département d’astrophysique de l’Université de Nice où il a enseigné pendant 18 ans avant d’émigrer aux États-Unis. Là-bas, il a travaillé 4 ans à l’observatoire national de Kitt Peak (Arizona) puis 12 ans à l’institut d’astronomie de l’université d’Hawaii où il a développé des techniques d’optique adaptative. Revenu en 2001 prendre sa retraite en France, il s’est intéressé à la biologie et a publié un livre intitulé « Thermodynamique de l’évolution« . Il résume ici la fin de son livre qui concerne l’évolution des sociétés humaines. Bien que l’effondrement de nos sociétés lui paraisse inéluctable, il reste optimiste quant à l’avenir de l’humanité.Retour ligne automatique
Article publié le 3 juillet 2014 sur le site Automates Intelligents

Les lois physiques

Si les sciences physiques sont, sans conteste, des disciplines scientifiques, les sciences humaines sont qualifiées de disciplines littéraires. On parle des premières comme des sciences « dures », les secondes étant des sciences « molles ». Admiratives des sciences physiques, les sciences sociales ont souvent cherché à s’en inspirer. C’est ainsi que les sciences économiques s’inspirent ouvertement de la notion d’équilibre en mécanique, malheureusement sans fondement sérieux. Les théories marxistes se qualifient elles-mêmes de scientifiques, alors que les théories libérales, inspirées par Darwin, aboutissent à des conclusions opposées. Peut-on espérer que les sciences sociales accèdent un jour à la rigueur de sciences dures ?

Fondamentalement, les lois de la physique sont indépendantes du sens du temps. Les équations qui les décrivent sont invariantes par changement du temps t en -t. Si l’on change le sens du temps, les planètes tournent en sens inverse, mais obéissent toujours aux lois de Kepler. De même, la lumière suit le même parcours mais en sens inverse. Cela signifie que les phénomènes de la mécanique ou de l’électromagnétisme sont réversibles. On peut revenir en arrière et recommencer une expérience, les résultats seront reproductibles. Cela veut dire aussi que l’on peut prédire à l’avance le résultat d’une expérience. La reproductibilité des expériences est la clef des sciences dures.

Si cela est vrai pour la mécanique ou pour l’électromagnétisme, ce n’est généralement pas le cas. Comme chacun sait, les êtres vivants naissent, vieillissent et meurent, jamais l’inverse. Leur évolution est irréversible. Cela ne se limite pas aux êtres vivants. Il y a des montagnes jeunes et des montagnes vieilles. Les montagnes aussi évoluent. De nos jours les astronomes savent distinguer les étoiles jeunes des étoiles vieilles. L’univers lui-même, que l’on a cru longtemps immuable, évolue de façon irréversible. D’où vient cette irréversibilité quasi-générale ?

Découvertes par Newton, les lois de la mécanique nous apprennent que, lancée sur un terrain plat et horizontal, une boule de pétanque doit poursuivre indéfiniment sa trajectoire en ligne droite à vitesse constante. On sait qu’il n’en est rien. Tôt ou tard, la boule de pétanque s’arrête. On attribue cela à un phénomène parasite appelé friction mécanique. C’est grâce à l’absence de friction du vide interplanétaire que les planètes tournent indéfiniment autour du Soleil. À cause des frictions la boule de pétanque s’arrête. Si l’on inverse par la pensée le sens du temps, elle repart spontanément d’un mouvement accéléré, un phénomène jamais observé. Les frictions mécaniques rendent les mouvements irréversibles.

Les lois de Newton impliquent la conservation de l’énergie mécanique. À cause des frictions, elle ne se conserve pas. Le physicien anglais James Prescott Joule a montré que les frictions transforment l’énergie mécanique en chaleur. L’énergie totale est bien conservée, mais une partie de celle-ci est convertie en chaleur. Comme il est difficile d’éviter les frictions ou frottements, l’énergie mécanique a toujours tendance à se transformer en chaleur. On dit que l’énergie se dissipe en chaleur. Pour reproduire une expérience, il faut revenir à l’état initial ce qui implique de reconvertir de la chaleur en énergie mécanique.

La thermodynamique

Une telle conversion est possible à l’aide d’un moteur thermique, mais elle nécessite une différence de température. On doit au physicien français Sadi Carnot d’avoir montré qu’elle ne peut être que partielle. Le rendement maximal de cette conversion, appelé rendement de Carnot, est proportionnel à la différence de température. En établissant cette loi, Carnot créait une nouvelle science appelée plus tard « thermodynamique ». Elle repose sur deux principes fondamentaux. Le premier est la conservation de l’énergie. Le second est la loi de Carnot décrite ci-dessus. La reproductibilité des observations est limitée par les lois de la thermodynamique, d’où l’importance de comprendre ces lois avant d’aborder la biologie et les sciences humaines, domaines où les phénomènes sont particulièrement difficiles à reproduire.

La thermodynamique distingue les systèmes fermés des systèmes ouverts. Un système fermé est un système matériel isolé mécaniquement et thermiquement du milieu extérieur. Son énergie interne est constante. Les lois de la thermodynamique impliquent que celle-ci va se dissiper. L’énergie mécanique va peu à peu se transformer en chaleur de sorte que tout mouvement va cesser. Les différences de température vont s’estomper de sorte qu’il ne sera plus possible de produire de l’énergie mécanique. Un système fermé tend vers un état de repos à température uniforme. Les physiciens disent qu’il tend vers l’équilibre thermodynamique.

Un système ouvert est un système matériel traversé par un flux d’énergie. Si le système ouvert est dans un état stationnaire (indépendant du temps), on parle de structure dissipative. Une structure dissipative est un système hors équilibre. Son énergie interne reste constante, mais celle-ci se renouvelle constamment. Un bon exemple de structure dissipative est celui d’une casserole d’eau sur le feu. La chaleur du feu maintient constamment une différence de température entre le haut et le bas de la casserole. Lorsque cette différence est suffisamment grande, des mouvements cycliques ordonnés peuvent apparaître à l’intérieur de la casserole. On les appelle des courants de convection. Ces mouvements ne subsistent que tant qu’un flux permanent d’énergie traverse la casserole.

Une particularité des structures dissipatives est de produire spontanément de l’ordre. On retrouve le mot « ordre » dans « ordinateur » parce que l’ordre permet de mémoriser de l’information. Une structure dissipative s’auto-organise en mémorisant de l’information sur son environnement. Qui dit apparition d’ordre dit apparition d’information nouvelle, donc de phénomènes imprévisibles. En effet, si ces phénomènes étaient prévisibles, ils n’apporteraient pas d’information nouvelle. La notion de structure dissipative s’applique à des phénomènes aussi différents que des cyclones ou des espèces vivantes. Elle nous intéresse ici tout particulièrement parce qu’elle s’applique aux sociétés humaines. Cyclones, espèces vivantes, sociétés humaines sont réputés pour l’imprévisibilité de leur évolution.

La notion de structure dissipative a été introduite vers le milieu du XXe siècle par Ilya Prigogine. Deux questions fondamentales se posaient alors, à savoir pourquoi et comment les structures dissipatives s’organisent. Les progrès récents en thermodynamique hors équilibre permettent de donner des éléments de réponse à ces deux questions. Les physiciens admettent maintenant que les structures dissipatives s’auto-organisent pour maximiser la vitesse à laquelle l’énergie se dissipe dans l’univers. Ils énoncent cette loi sous la forme d’un troisième principe de la thermodynamique appelé MEP (Maximum Entropy Production). Proposé pour la première fois par Alfred Lotka en 1922, ce principe permet d’expliquer le rôle de la sélection naturelle en biologie. Il explique aussi pourquoi la nature a créé des structures vivantes capables de mémoriser toujours plus d’information. Les sociétés humaines en sont, à notre connaissance, le stade ultime.

Quant à la manière dont les structures dissipatives s’auto-organisent, on sait maintenant qu’il s’agit d’un mécanisme de transitions de phase. Les physiciens appellent ainsi les changements d’état de la matière comme le passage de l’état liquide à l’état solide. Il s’agit bien du passage d’un état désordonné (l’état liquide) a un état ordonné (l’état cristallin). C’est ainsi qu’aujourd’hui un livre sur les transitions de phase comme celui de Ricard Solé [1]Ricard V. Solé, « Phase Transitions », Princeton (2011). débute par un chapitre sur les changements d’état de la matière, traite de nombreux exemples en biologie et se termine par un chapitre sur l’effondrement des sociétés humaines.

Dans le cas des structures dissipatives, il s’agit de transitions de phase dites continues dont le modèle canonique a été développé en 1925 par Ising pour décrire le passage du ferromagnétisme au paramagnétisme. Il y a apparition de domaines, appelés domaines d’Ising, à l’intérieur desquels les éléments partagent une information commune (dans le cas du ferromagnétisme, il s’agit du spin). En biologie, l’information est mémorisée dans les gènes. Les êtres vivants qui partagent les mêmes gènes forment des domaines d’Ising appelés espèces animales ou végétales. Chez l’homme l’information est principalement mémorisée dans son cerveau. C’est ce qu’on appelle la « culture ». Les individus qui partagent la même culture forment les domaines d’Ising que sont les sociétés humaines.

Un cerveau global

Les sociétés humaines mémorisent à leur tour de l’information dans les livres, plus récemment dans les ordinateurs. Le physicien danois Per Bak [2]Per Bak, « How Nature Works », Princeton (1999). a montré que le modèle d’Ising s’applique aux réseaux neuronaux comme le cerveau humain. On peut l’appliquer aussi à l’ensemble de l’humanité. Avec le progrès des télécommunications, celle-ci forme en effet un réseau grandissant d’agents interconnectés échangeant de l’information, un cerveau global [ref]Howard Bloom, « The Global Brain », Wiley (2001).|/ref]. Le troisième principe de la thermodynamique (MEP) permet de comprendre pourquoi la nature crée ainsi des réseaux d’agents interconnectés, mémorisant toujours plus d’information. De tels réseaux dissipent davantage d’énergie. MEP rend ainsi compte du développement de l’intelligence collective et de son extension exosomatique que sont l’intelligence artificielle et les automates intelligents.

Nous avons vu que les structures dissipatives mémorisaient de l’information sur leur environnement. Plus une structure dissipative mémorise d’information, plus elle dissipe d’énergie. Mais plus vite elle dissipe de l’énergie, plus vite elle modifie son environnement, de sorte que l’information qu’elle mémorise devient assez vite obsolète. La structure dissipative a alors de plus en plus de mal à dissiper l’énergie. Pour pouvoir continuer à dissiper de l’énergie, une structure dissipative doit se restructurer. Elle a atteint un point dit critique à partir duquel l’information mémorisée se restructure constamment suivant un mécanisme d’avalanches.

En physique un spin se retourne entraînant son voisin qui entraîne alors le suivant. On observe des avalanches de retournements de spin. En biologie, de nouveaux gènes apparaissent formant de nouvelles espèces animales ou végétales dont les éléments se reproduisent exponentiellement. En sociologie, le modèle d’Ising est utilisé pour étudier la propagation des croyances. Aux retournements de spin correspond les retournements d’opinion. De nouveaux domaines d’Ising se forment mémorisant des informations nouvelles. Les grands domaines sont peu à peu remplacés par des domaines plus petits et plus nombreux. On passe de l’ordre à ce que les physiciens appellent le chaos.

Per Bak a montré qu’il s’agit d’un processus physique général qu’il a baptisé « criticalité auto-organisée » (en anglais « self-organized criticality » ou SOC). Les structures dissipatives oscillent constamment de part et d’autre de leur point critique. Les cyclones faiblissent puis disparaissent. Les espèces animales ou végétales s’éteignent. Les sociétés humaines s’effondrent. D’autres les remplacent et le cycle recommence. Une propriété caractéristique de ce processus est que l’amplitude des oscillations est inversement proportionnelle à leur fréquence.

Dans le cas des espèces vivantes, le point critique correspond à la transition entre ce que les biologistes appellent la sélection K et la sélection r. Lorsque l’environnement est stable, la sélection naturelle favorise les espèces les mieux adaptées. C’est la sélection K. Elle favorise les espèces qui dissipent le plus d’énergie comme, par exemple, les grands arbres ou les grands mammifères. Mais ceux-ci modifient leur environnement qui va peu à peu évoluer. La sélection naturelle va alors favoriser les espèces non plus les mieux adaptées mais les plus adaptables, comme la savane ou les petits mammifères, celles qui sont capables de s’adapter le plus rapidement à un nouvel environnement. C’est la sélection r.

Plus une espèce cherche à s’adapter un environnement qui évolue, plus elle dissipe d’énergie donc plus elle le fait évoluer. Elle va chercher à s’adapter de plus en plus vite jusqu’au moment où, le temps d’adaptation ne pouvant plus diminuer, l’espèce s’éteint. Un bon exemple est ce qu’on appelle la course aux armements entre une proie et un prédateur où chacun des deux essaye d’évoluer plus vite que l’autre. Le biologiste Leigh van Valen a appelé ce processus l’effet de la reine rouge en référence à l’œuvre de Lewis Carroll dans laquelle la reine rouge dit : « Ici il faut courir le plus vite possible pour rester sur place. »

Effondrements et adaptations

L’Homme s’adapte à son environnement de façon à maximiser son bien-être. Le physicien anglais Frederick Soddy [ref]Frederick Soddy, « Wealth, Virtual Wealth and Debt », George Allen & Unwin (1926).|/ref] a montré que, ce faisant il maximise sa dissipation d’énergie. Le troisième principe de la thermodynamique fait que la sélection naturelle s’applique aussi aux sociétés humaines. Lorsque l’environnement est stable, elle favorise les individus qui coopèrent entre eux. Ceux ci ont tendance à former des sociétés de plus en plus grandes, voire des empires, comme l’empire soviétique ou les empires coloniaux. Mais plus une société s’étend, plus elle dissipe d’énergie et plus elle fait évoluer son environnement. On retrouve l’effet de la reine rouge. Passé le point critique, les empires tendent à s’effondrer. La sélection naturelle favorise alors les sociétés moins étendues ou plus adaptables. Celles-ci deviennent multi-culturelles. La compétition remplace la coopération. L’intérêt individuel l’emporte sur l’intérêt collectif. Le libéralisme l’emporte sur le communisme. Le lecteur reconnaîtra sans peine l’évolution actuelle des sociétés dites avancées ou en développement rapide.

On voit que les progrès en thermodynamique hors équilibre permettent d’ores et déjà de mieux comprendre l’évolution des sociétés humaines. La thermodynamique nous enseigne qu’aux points critiques se produisent des phénomènes de condensation comme l’opalescence critique. Dans le cas des sociétés humaines, ce sont les richesses qui se condensent. Cela implique que les inégalités de richesses suivent une loi de puissance. C’est bien ce qu’a montré l’économiste Vilfredo Pareto. Favorisant les individus qui dissipent le plus d’énergie, la sélection naturelle accroît les inégalités sociales, éloignant sans cesse la société du point critique. Mais plus les gens sont riches, plus ils font évoluer leur environnement. Devant s’adapter à un environnement qui évolue de plus en plus vite les sociétés s’effondrent.

C’est ainsi que les sociétés s’organisent, prospèrent et périclitent ; d’autres les remplacent. Communisme ou libéralisme ne sont que des réponses correspondant à des phases particulières de leur évolution. Plus une société dispose d’énergie, plus elle se développe rapidement. La découverte des énergies fossiles et le progrès dans leur utilisation a provoqué une véritable explosion démographique. Jamais l’humanité n’a fait évoluer aussi vite son environnement. Tandis que nos ressources pétrolières s’épuisent, le climat se réchauffe, la biodiversité diminue, la Terre est de plus en plus polluée. On peut donc s’attendre à un effondrement en chaîne de nos sociétés, à commencer par celles qui dissipent le plus d’énergie.

La question se pose alors de savoir s’il est possible d’éviter ou du moins de retarder l’effondrement d’une société. Pour cela, il lui faut évoluer suffisamment lentement pour avoir continuellement le temps de s’adapter. Cela implique qu’elle restreigne sa dissipation d’énergie de façon à rester au voisinage du point critique. Malheureusement, la sélection naturelle tend à accroître sans cesse la dissipation d’énergie. Cela n’est donc possible que dans le cadre d’une société unique ayant pris conscience du processus.

Per Bak a montré que le point critique est le point auquel, statistiquement, l’énergie se dissipe le plus vite. C’est pourquoi les structures dissipatives reviennent toujours vers ce point. Il donne comme exemple les embouteillages sur les autoroutes. Lorsque la vitesse du trafic augmente, il existe une vitesse critique au delà de laquelle des embouteillages se produisent. C’est la vitesse à laquelle le flux de voitures est maximal. Il faudrait donc contrôler le flux d’énergie dissipée par l’humanité de façon à rester constamment au voisinage du point critique. Celui-ci correspond à un juste équilibre entre l’intérêt des individus et celui de la communauté. Ce faisant, on limiterait les inégalités sociales, conciliant au mieux les trois désirs de liberté, d’égalité et de fraternité qui, inspirés à la France par sa révolution, sont devenus la devise de sa république.

Il semble qu’à chaque itération du processus de criticalité auto-organisée, les nouvelles sociétés se rapprochent de cet idéal avant de s’en écarter à nouveau pour s’effondrer. Considéré comme des sociétés de cellules, les êtres vivants multicellulaires disposent de mécanismes leur permettant de réguler leur dissipation d’énergie. Ils atteignent ce que les biologistes appellent l’homéostasie. L’humanité atteindra-t-elle un jour l’état stationnaire caractéristique de l’homéostasie ?

References

References
1 Ricard V. Solé, « Phase Transitions », Princeton (2011).
2 Per Bak, « How Nature Works », Princeton (1999).

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