L’individu tyran par Éric Sadin

27 Nov 2020

Dans son nouvel ouvrage « L’Ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun (Éditions Grasset), Éric Sadin analyse le phénomène inquiétant de l’émergence d’individus se croyant autonomes et tout-puissants alors qu’ils sont le produit d’une soumission à la croissance et au néolibéralisme.

L’article se compose de la quatrième de couverture du livre et d’un extrait de l’entrevue qu’il a donnée au journal « La décroissance N°154« 

Protestations, manifestations, émeutes, grèves ; crispation, défiance, dénonciations : depuis quelques années, la colère monte, les peuples ne cessent de rejeter l’autorité et paraissent de moins en moins gouvernables. Jamais le climat n’a été si tendu, laissant nombre de commentateurs dans la sidération. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quels éléments et circonstances ont fait naître et entendre une telle rage, démultipliée sur les réseaux sociaux ?
Les raisons de la révolte sont connues et liées aux dérives du libéralisme élu comme seul modèle politique (aggravations des inégalités, dégradations des conditions de travailTravail Pour le courant de la critique de la valeur, Il ne faut surtout pas entendre le travail ici comme l'activité, valable à toute époque, d'interaction entre l'homme et la nature, comme l'activité en générale. Non, le travail est ici entendu comme l'activité spécifiquement capitaliste qui est automédiatisante, c'est à dire que le travail existe pour le travail et non plus pour un but extérieur comme la satisfaction d'un besoin par exemple. Dans le capitalisme le travail est à la fois concret et abstrait. Source: Lexique marxien progressif, recul des services publics, mises à jour de scandales politiques…). Mais la violence avec laquelle elle se manifeste à présent est inédite car exprimée par un sujet nouveau : l’individu tyran. Né avec les progrès technologiques récents, l’apparition d’internet, du smartphone et les bouleversements induits par la révolution numérique (applications donnant le sentiment que le monde est à nos pieds, réseaux sociaux où ma parole vaut celle de tous, mon image magnifiée…), c’est un être ultra connecté, replié sur sa subjectivité, conforté dans l’idée qu’il est le centre du monde, qu’il peut tout savoir, tout faire, et voyant dans l’outillage technologique moderne l’arme qui lui permettra de peser sur le cours des choses. C’est le I de Iphone, le You de Youtube. Jamais combinaison n’aura été plus explosive : les crises économiques renforcent l’impression d’être dépossédé, la technologietechnologie La technologie résulte des noces de la science et du capital à l’époque de la révolution industrielle. Le mot de technologie, au sens moderne, apparaît en 1829 sous la plume de Bigelow, un universitaire américain. La puissance du capital et de l’État ne peut s’accroître sans révolutionner constamment les moyens de la puissance. celle d’être tout-puissant. L’écart entre les deux ne cesse de se creuser et devient de plus en plus intolérable. Les conséquences sont délétères : délitement du lien social, de la confiance, du politique ; montée du communautarisme, du complotisme, de la violence… Plane la menace d’un « totalitarisme de la multitude ».

Dans cet essai brillant, mené tambour battant, Eric Sadin livre une analyse neuve et tragiquement juste de l’effondrement de notre monde commun à travers une mise en perspective historique, politique, sociale, économique et technique unique. Mais il le fait pour mieux repenser les termes d’un contrat social capable de nous tenir, à nouveau, ensemble.

Eric Sadin

La décroissance N°154

L’individu tyran, c’est le produit tragique d’une histoire : une grande partie de la population a vécu l’expérience croissante depuis de longues décennies, par delà les générations d’un certain nombre de dépossessions, d’une invisibilité sociale, d’un sentiment d’inutilité de soi, de souffrance au travail, de précarité, de formes de management de plus en plus éprouvantes, d’aggravation des inégalités, de recul des services publics et des solidarités… L’individu tyran, c’est d’abord un individu fracassé, qui a vécu tellement de désillusions qu’il ne croit plus à aucune parole politique, aucun horizon mobilisateur, qui n’a plus foi en rien. De façon tragique, il s’en remet qu’à lui-même ou à des réseaux d’affiliation, en exprimant continuellement des rancœurs à l’égard de l’ordre collectif, avec une volonté croissante de se faire justice soi-même et de faire payer ses propres souffrances à autrui. En ayant le sentiment que sa propre souffrance, sa propre loi ont raison de tout . Au point de ne même plus envisager la possibilité d’améliorer collectivement nos conditions d’existence.

On est là dans un nouveau partage entre le je et le nous, entre l’individu et la société. En s’en remettant toujours à soi-même, en étant persuadé d’incarner la source unique de vérité, en étant dans l’affirmation continue de soi, l’immédiateté et la réactivité permanente, on en arrive au repli, au rejet de l’autre, à une surdité à la parole d’autrui, à un recul de la pluralité et de l’esprit critique. Ces formes d’isolement collectif ne peuvent que fissurer la société et générer une montée de violences, des incivilités, de l’agressivité, une brutalisation des rapports entre personnes, dans un état de crispation extrême. Voire un glissement vers ce que j’ai appelé un « fascisme individuel », un fascisme atomisé. Il y a là un composé explosif.

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Exposé au colloque de L’ARIF « Inconscient et changement social », le 9 mars 1987.
Publié dans Connexions, n° 48, 1987,
puis dans Les carrefours du Labyrinthe III – Le monde morcelé, 1990, Seuil
(mis en ligne en 2009 sur le site du collectif Lieux communs).
Nous sommes ici, cela va de soi, parce que nous voulons combattre le racisme, la xénophobie, le chauvinisme et tout ce qui s’y apparente. Cela au nom d’une position première : nous reconnaissons à tous les êtres humains une valeur égale en tant qu’êtres humains et nous affirmons le devoir de la collectivité de leur accorder les mêmes possibilités effectives quant au développement de leurs facultés.

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