2006 I 51
’ai pu, tout d’abord, confirmer l’hypothèse déjà énoncée qu’on ne pourra jamais insister assez sur l’importance du traumatisme et en particulier du traumatisme sexuel comme facteur pathogène. Même des enfants appartenant à des familles honorables et de tradition puritaine sont, plus souvent qu’on osait le penser, les victimes de violences et de viols. Ce sont, soit les parents eux-mêmes qui cherchent un substitut à leurs insatisfactions, [...] soit des personnes de confiance, membres de la même famille (oncles, tantes, grands-parents), les précepteurs ou le personnel domestique qui abusent de l’ignorance et de l’innocence des enfants. L’objection, à savoir qu’il s’agissait des fantasmes de l’enfant lui-même, c’est-à-dire de mensonges hystériques, perd malheureusement de sa force, par suite du nombre considérable de patients, en analyse, qui avouent eux-mêmes des voies de fait sur des enfants. [...]
Les séductions incestueuses se produisent habituellement ainsi. Un adulte et un enfant s’aiment ; l’enfant a des fantasmes ludiques, comme de jouer un rôle maternel à l’égard de l’adulte. Ce jeu peut prendre une forme érotique, mais il reste pourtant toujours au niveau de la tendresse. Il n’en est pas de même chez les adultes, ayant des prédispositions psychopathologiques. [...] Ils confondent les jeux des enfants avec les désirs d’une personne ayant atteint la maturité sexuelle, et se laissent entraîner à des actes sexuels sans penser aux conséquences. De véritables viols de fillettes à peine sorties de la première enfance, des rapports sexuels entre des femmes mûres et des jeunes garçons, ainsi que des actes sexuels imposés, à caractère homosexuel, sont fréquents.
Il est difficile de deviner quels sont le comportement et les sentiments des enfants à la suite de ces voies de fait. Leur premier mouvement serait le refus, la haine, le dégoût, une résistance violente : « Non, non, je ne veux pas, c’est trop fort, ça me fait mal, laisse-moi ! » Ceci [...] serait la réaction immédiate si celle-ci n’était pas inhibée par une peur intense. Les enfants se sentent physiquement et moralement sans défense, leur personnalité encore trop faible pour pouvoir protester, même en pensée, la force et l’autorité écrasante des adultes les rendent muets, et peuvent même leur faire perdre conscience. Mais cette peur, quand elle atteint son point culminant, les oblige à se soumettre automatiquement à la volonté de l’agresseur, à deviner le moindre de ses désirs, à obéir en s’oubliant complètement, et à s’identifier totalement à l’agresseur. Par identification, disons par introjection de l’agresseur, celui-ci disparaît en tant que réalité extérieure, et devient intrapsychique ; mais ce qui est intrapsychique va être soumis, dans un état proche du rêve — comme l’est la transe traumatique —, au processus primaire, c’est-à-dire que ce qui est intrapsychique peut, suivant le principe de plaisir, être modelé et transformé d’une manière hallucinatoire, positive ou négative. [...] L’agression cesse d’exister en tant que réalité extérieure et figée, et, au cours de la transe traumatique, l’enfant réussit à maintenir la situation de tendresse antérieure. Mais le changement significatif, provoqué dans l’esprit de l’enfant par l’identification anxieuse avec le partenaire adulte, est l’introjection du sentiment de culpabilité de l’adulte : le jeu jusqu’à présent anodin apparaît maintenant comme un acte méritant une punition.
Si l’enfant se remet d’une telle agression, il en ressent une énorme confusion ; à vrai dire, il est déjà clivé, à la fois innocent et coupable, et sa confiance dans le témoignage de ses propres sens en est brisée. [...]
L’enfant dont on a abusé devient un être qui obéit mécaniquement, ou qui se bute ; mais il ne peut plus se rendre compte des raisons de cette attitude.
Sàndor Ferenczi, Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion, In Psychanalyse IV ? Œuvres complètes, 1927-1933. Trad. Équipe du Coq-Héron, payot